Bière: Une vilaine taverne & une vilaine histoire

Avec le froid polaire qui sévit en ce moment sur notre petite République, vous ne serez pas surpris que la populace ne sorte guère dans les rues de Prague, et si sortie il y a, ce n'est que dans le seul but de se rendre prestement dans un de ces lieux privilégiés que sont les "pivnice" (brasserie, taverne...).
C'est ainsi qu'à l'instar du praguois ordinaire (vulgus pragensis :-) je m'en suis allé l'autre jour me réchauffer "U Černého Vola" (au boeuf noir) après une courte promenade abrégée par le vent sibérien. Le lieu exceptionnellement convivial était comme à l'accoutumé velu de quidam variés, et ce n'est qu'avec grand peine que je réussis à trouver une place pour poser mon fondement entre 2 individus joufflus et rigolards.

Après avoir validé ma commande d'un mouvement de la tête vers le bas auprès du loufiat qui m'avisa d'un oeil tout en levant son pouce, ce qui signifie traditionnellement "je t'en fais tirer une?", je m'installais sur les 20cm de banc que l'on avait aimablement mis à ma disposition.
Au bout de quelques courtes minutes, le zigue d'en face s'adressa à moi à propos de je ne sais plus quoi, mais cela n'avait strictement aucune importance puisque l'objectif était d'entamer la discussion... ah si, le temps, je crois qu'il lança une de ces plates banalités comme "il fait froid, hein?". Je répondis poliment à la question par l'affirmative (que pouvais-je dire d'autre), et m'arrêtais un instant sur le visage particulier mais chaleureux du lascar. Un bon petit vieux, pommettes bien roses, coupe en brosse, avec une barbichette à la d'Artagnan et des moustaches à la Salvador Dali qu'il se faisait un plaisir de rouler entre son pouce et son index à fréquence régulière. Sans doute un ancien fumeur reconverti :-) Passé le thème du temps glacial, celui de la qualité de la bière au boeuf noir,
et d'autres sujets dont je ne me souviens plus, notre conversation déboucha logiquement sur l'énumération méthodique des quelques tavernes praguoises où l'honnête citoyen peut encore s'arrêter sans y laisser sa solde mensuelle, et où l'on respecte suffisamment la bonne bière pour vous la servir selon l'art et la manière, c'est-à-dire avec le chapeau de mousse qui va bien et à température optimale.

C'est ainsi que nous finîmes par évoquer la taverne d'"U Fleků", aujourd'hui effroyable bouge et guêpier à touristes où seul le praguois inconscient oserait s'aventurer. Non seulement l'indigène est dissuadé par les prix indécents, mais le personnel odieux sait lui faire comprendre qu'il est malvenu.
Cependant il n'en a pas toujours été ainsi, bien au contraire. "U Fleků" a représenté pendant des siècles le pinacle de l'auberge praguoise. "U Fleků" était à la bière et la convivialité ce que la chapelle Sixtine est au catholicisme et à la beauté. La seule évocation d'"U Fleků" pour les praguois sonnait comme "Škoda lásky" (Roll out the barrels) à leurs oreilles. Moi-même, encore sous la dictature du con-munisme, je me souviens des nombreuses fois où, avec mon père, nous allions étancher notre soif sous les marronniers centenaires du splendide jardin après la promenade dans les rues de Prague. Lui à grandes levées de coude de la fameuse "flekovská třináctka" (la 13 degrés -Balling- d'"U Fleků"), moi à l'unique limonade disponible, jaune pâle au goût suspect orange citron. Puis une fois plus âgé, nous levâmes le coude à l'unisson, laissant l'inimitable liquide caramélisé
("flekovská třináctka" est unique, couleur noire, comme une Guinness mais avec un goût de pils blonde, savoureuse) couler dans nos gorges. Et aujourd'hui tout a changé, ou plutôt le principal a changé, l'esprit et l'âme du lieu. L'intérieur est toujours identique depuis l'empire austro-hongrois. Les vielles tables et les bancs sont incomparablement patinés par les milliers de coudes et de fesses passés par là. Mais l'âme n'y est plus, plus du tout, rien, ni même les marronniers aux troncs diamètralement respectables ont été coupés il y a 3 ans, victimes d'une maladie incurable (encore que ça c'est de la faute à pad'chance, ce fumier). C'est devenu sordide. Répugnant comme une vieille michetonneuse racolant au rabais. Une vieille pouffiasse dont le charme autrefois irrésistible a cédé la place à un faciès raviné par le temps et dont le ravalement grossier n'arrive même plus à suggérer une éclatante beauté antérieure.
Le mot d'ordre, la consigne d'aujourd'hui est "touriste, lâche ton pognon". La bière a conservé son goût unique, aussi c'est sans doute la seule raison qui me pousse à me rendre dans le jardin lorsqu'il fait chaud, une fois par an. Mais je ne conseille aucunement ce guêpier traquenardesque pour passer une soirée inoubliable. Jetez-vous deux bières et fuyez à grandes enjambées pour oublier que les nouveaux propriétaires du lieu ont honteusement trahi, qu'ils ont volontairement rompu avec l'esprit qui faisait ce que "U Fleků" fut pendant des siècles. Et c'est justement le sujet de ma publication d'aujourd'hui. Je ne vais pas dénigrer d'avantage, rassurez-vous, de toute façon le mal est fait, et l'on n'y peut plus rien. Par contre je vais donc vous raconter comment c'était avant, comment "U Fleků" était un panel représentatif de la population praguoise.
Comment "U Fleků" vivait comme le coeur de la ville. Je vais vous parler des figures pittoresques qui fréquentaient cet illustre théâtre. Et ce que je m'en vais vous raconter là, ce sont les propres paroles du brave lascar Salvadorien d'en face de moi. C'est lui qui me raconta pendant 2 heures toutes ces histoires que je vous livre maintenant, ces histoires dont il se souvient, et que son père lui avait nostalgiquement racontées. Ou les aurait-il personnellement vécues, après tout il n'était pas si jeune le gaillard?

Mais tout d'abord un peu d'histoire. Les premiers écrits concernant la fabrication de la bière à "U Fleků" datent de 1499. C'était alors la propriété du sieur "Vít Skřemenec" qui donnera par déformation son nom à la rue,
devenue successivement "Na Skřemenci", puis "Na Křemenci" et finalement "Křemencova" comme elle s'appelle encore aujourd'hui. Tiens, d'ailleurs pour vous dire à quel point cette taverne a influencé cette portion de la ville, un des autres propriétaires fut "Eliáš Myslík", et la rue perpendiculaire à "Křemencova" n'est autre que "Myslíkova". Puis au début du XIX ème siècle c'est "František Pštross" qui devint l'heureux propriétaire du lieu, et la rue "Pštrossova" est parallèle à "Křemencova"... Bref, après la bataille de la montagne blanche, la propriétaire vendit la maison, et l'on cessa même d'y brasser jusqu'en 1637. Entre-temps, la brasserie changea plusieurs fois de propriétaires, mais l'on continuait cependant à l'appeler "Na Skřemenci".
Tous les propriétaires n'ont pas eu une importance capitale, aussi je ne vais pas tous vous les énumérer, néanmoins il en est des, qui méritent qu'on s'y attardent. Le premier, "Jakub Flekovský", acquit la maison en 1762 mais c'est son fils "Štěpán Flekovský" qui allait être à l'origine de la réputation du lieu qui porte toujours son nom ("U Fleků" signifiant "chez Flek", de "Flekovský"). Le second fut le maire de la ville de Prague et député "František Pštross". Celui-ci acquit la brasserie en 1807 ainsi qu'un certains nombre de parcelles attenantes. C'est non seulement lui qui allait donner à la taverne sa taille et son apparence actuelle, mais c'est également lui qui allait, à partir de 1843, brasser selon une recette bavaroise la fameuse bière noire qui a fait, et fait toujours la réputation du lieu.
Après la seconde guerre mondiale la brasserie allait être nationalisée, et finalement restituée (après les années 1990) aux descendants du dernier propriétaire ("František Brtník") avec les effroyables conséquences antérieurement évoquées pour les praguois.

Bon, et donc ça c'est pour l'histoire, mais revenons en aux lascars qui ont forgé l'âme de cet endroit unique. Et tout d'abord parlons des célébrités comme les peintres "Mikoláš Aleš", "Vilém Trsek", l'illustrateur "Láďa Novák", les frères "Jindřich" et "Otto Bubeníček". Ils ont décoré la brasserie au tout début du XX ème siècle telle qu'on peut encore la voir aujourd'hui. A l'époque, leurs réunions joviales attiraient les praguois de tous les arrondissements, ils venaient assister à leurs pitreries improvisées dans le cabaret.
Et des personnages illustres, il y en eut poilu à "U Fleků" se retrouvant dans un salon dédié appelé l'académie. Citons par exemple les écrivains comme "Jaroslav Hašek" ("Dobrý voják Švejk", le brave soldat "Švejk") ou "Jan Neruda" (je ne vous le présente pas tout de même?). Mais il y en avait beaucoup d'autres dont les noms ne vous diront sans doute rien, "Josef Kajetán Tyl" (écrivain et journaliste), "Jakub Arbes" (écrivain, journaliste, critique et historien), "Viktor Oliva" (peintre), "František Rous" (sculpteur), "Jindřich Mošna" (comique du théâtre national), "Josef Franěk" (acteur), "Karel Weiss" (compositeur), "Antonín Heveroch" (neurologue), "Alois Svojsík" (voyageur). Tout ce que la République Tchèque, avant même d'exister, pouvait compter comme monstres sacrés de la culture, des arts ou des sciences se retrouvaient dans ce lieu unique, là, "U Fleků".
En son temps, à la fin du XIX ème siècle, l'écrivain "Rudolf Kronbauer" (également habitué des lieux) s'était livré à une petite statistique des coutumiers de la taverne: 1 comte, 1 président de cours de justice, 1 substitut du maire de Prague, 1 assistant du bourreau, 1 directeur de banque, 2 chefs d'orchestre, 2 directeurs de théâtre, 2 compositeurs de musique, 2 sages-femmes, 2 masseurs kinésithérapeutes, 3 artistes peintres, 3 pasteurs, 3 maîtres nageurs, 3 architectes, 4 professeurs, 4 rédacteurs en chef, 4 sculpteurs, 5 hauts fonctionnaires de la ville, 7 députés, 8 écrivains, et 12 docteurs. Echantillon somme toute éclectique, mais dont la diversité n'avait d'égal que leur passion pour cette taverne. Certains y passaient régulièrement plusieurs soirées de la semaine, certains même chacune de leurs soirées, d'autres y passèrent des années entières, et bien que taverne, brasserie, l'endroit ressemblait parfois au souk de Bagdad en sa période de gloire. En effet, dans à partir de la seconde moitié du XIX ème siècle, les vendeurs ambulants venaient régulièrement y faire commerce,
et l'on pouvait y croiser des zèbres comme par exemple "Ježíšek" (signifiant petit Jésus, amoindrissement typiquement slave de "Ježíš")... donc "Ježíšek" le marchand de bretzels. Issu de la bourgeoisie, sa passion pour les jeux de hasard le mena à la ruine, aussi il passa du statut de bourgeois nanti à celui de citoyen vendeur de bretzels, ce qui ne semblait en aucun cas lui faire offense. Sa bonne bouille ronde de bon bougre, entourée d'une confortable barbe bien touffue avaient conduit les "štamgast" (habitués, coutumiers) à lui donner ce surnom de petit Jésus, qui du reste lui allait à merveille comme on peut s'en rendre compte sur la photo numéro 159 (d'environ 1865) de l'excellent ouvrage de "Zdeněk Wirth", "Stará Praha ve fotografii (1940)" (la vieille Prague en photos). "Ježíšek" n'eut pas plus de succès dans les bretzels qu'il n'en eut dans la bourgeoisie, une bonne partie de ses maigres revenus était investie sur place, "U Fleků",
et même sa marchandise finissait plus souvent dans sa grande bouche qu'entre les doigts d'un client.

Un autre de ces habitués de la taverne était le général Mac Mahon. Bien entendu, il ne s'agissait là encore que d'un pseudonyme, mais qui collait à la perfection au vendeur de sardines à l'huile. Il était de taille robuste, d'apparence corpulente, et entrait dans la taverne d'un pas décidé, puis vendait ses denrées comme un général donnerait ses ordres sur un champ de bataille. Lorsqu'il lui arrivait (rarement cependant) de s'asseoir à une table et de descendre plus de chopines que de raison, l'on pouvait l'entendre crier au loufiat l'invitant à rentrer chez lui "j'y suis, j'y reste!". Mais l'histoire n'a pas retenu si c'était en langue Française ou en langue Tchèque.
Et il y avait aussi l'artiste "Novotný" qui découpait aux ciseaux les silhouettes des clients dans un bout de papier noir. Ses modèles étaient de préférence des clients au nez aquilin, crochu, bref prononcé, ce qui non seulement limitait le nombre d'acheteurs potentiels mais de surcroît décourageait l'achat auprès des sujets de ses oeuvres. Pis aussi l'électricien "Franta" (François) et sa boîte mystérieuse. Il n'avait pas d'égal pour inviter (moyennant négligeable obole) les consommateurs de bière à mesurer leur "énergie électrique" en empoignant fermement de leurs mains les 2 poignées métalliques à chaque extrémité de sa boîte. Et n'oublions pas la vieille marchande de radis ("ředkvičkářka") que certains appelaient "bába Švertásková" (la vieille "Švertásková") car sa succulente marchandise fortement assaisonnée évoquait les produits de la célèbre épicerie fine de "Franz Schwertassk" (à quelques mètres du palais "Platýz", rue "Národní").
La cour des miracles du roi Pétaud qu'"U Fleků", un microcosme social hétéroclite mais parfaitement représentatif de la ville de Prague d'à l'époque.

Mais le plus célèbre des zèbres de la place, était sans aucun doute le vendeur d'allumettes "František Weiner" notoirement connu sous le pseudo de "Ferda-Sirky-Evropa" (Ferda-Allumettes-Europe). Sa tournée quotidienne commençait "U Petráčků" (qui n'existe plus) dans la rue "Dlouhá třída", en passant par "Na Poříč" (aujourd'hui rue "Na Poříčí") dans les brasseries "U Bucků" (numero 24, sans doute le premier cabaret de Prague) puis "U Rozvařilů" (juste à côté, rue "Na Poříčí 26"), une des brasseries les plus fréquentées avant la première guerre mondiale.
Ces établissements n'existent plus, le passage "U Rozvařilů" ainsi qu'un restaurant du même nom existent toujours, mais plus la brasserie. Les 2 immeubles ont été reconstruits en un dans les années 1920 par "Josef Gočár" (genie du rondocubisme) pour les besoins de la Legiobanka (aujourd'hui l'on y trouve une autre banque, la ČSOB). Et notre Ferda s'en continuait sa tournée dans d'autres brasseries, d'autres cabarets (tous aujourd'hui disparus) des environs, pour se terminer finalement "U Fleků".

C'était un petit bonhomme aux grandes oreilles décollées, aux traits marqués, aux yeux renfoncés, de posture un peu tordue et portant une petite moustache sous son grand nez.
Pour compléter ce tableau peu flatteur, notre lascar avait un défaut de langage prononcé, ce qui ne l'empêchait pas d'accoster tous les individus, qu'ils fussent aristocrates, princes d'église, bourgeois, paysans ou simple citoyens avec la même phrase: "f'allumettes, t'en as des f'allumettes?" Il portait sur son épaule une sorte de valise, ou plutôt de caisse en bois protégée par un papier à fleur sur le couvercle de laquelle (caisse) l'on pouvait lire "Ferda-Sirky-Evropa" (Ferda-Allumettes-Europe). Quelques temps auparavant, un client d'"U Fleků" avait adressé une carte postale exotique avec plage et palmiers à l'adresse Ferda-Allumettes-Europe-Prague-Fleck, et la carte avait réellement atterri chez son destinataire. C'était une de ses plus grandes fiertés, et l'origine du sobriquet. Son père était cordonnier dans la rue "Kateřinská", non loin aujourd'hui de la place "I. P. Pavlova", et c'est dans ce quartier pauvre de Prague que François ("František") apprenait le dur métier que le paternel lui enseignait d'une main ferme.
Mais sa corpulence chétive et la rudesse du métier eurent raison de son apprentissage, et il finit par vendre des allumettes dans les tavernes, bistrots, cabarets et troquets de la ville. Une légende populaire à son propos circulait dans Prague, insinuant qu'il était le fils d'une comtesse. Lorsque celle-ci se rendit compte à l'accouchement que sa progéniture était bossue, elle l'aurait confiée moyennant finance à la mère Weiner. Mais tout ceci n'était qu'histoire folklorique, que d'ailleurs jamais François ne confirma. D'un autre côté il n'infirmait pas non plus. Lorsque les plaisantins abordaient ce sujet, il se contentait de hocher de la tête, et changeait de conversation.

François faisait partie d'"U Fleků"... disons d'une curieuse façon. Les coutumiers se moquaient souvent de lui, le raillaient, il était la cible de leurs histoires, de leurs racontars, de leurs potins acerbes et souvent de leurs mauvaises blagues. Ainsi en 1923, les sournoises facéties prirent une tournure inattendue. Les vilains plaisants commencèrent soudain à lui vanter les vertus du mariage, lui demander comment il envisageait l'avenir, et qu'une femme dans le couple était un bonheur assuré. Au début Ferda ne tenait aucun compte de leurs propos, il se doutait bien qu'il s'agissait à nouveau d'une blague de soiffards, d'une moquerie de mauvais goût. Mais les méchants bougres insistèrent dans leur persévérance et enfoncèrent le clou lorsqu'ils affirmèrent qu'ils lui avaient même trouvé une fiancée.
Ils travaillèrent au corps encore le pauvre diable pendant quelques jours, puis ils finirent par la lui présenter. C'est ainsi que François vit la jeune Anna sous les traits d'une charmante demoiselle un brin apeurée, mince, avec 2 grandes mirettes d'un bleu clair intense et de longues boucles blondes sur ses blanches épaules. Selon les témoins, elle jouait son rôle de prétendante campagnarde à merveille, aussi lui fut-il grassement rétribué par les facétieux lurons. Eh oui, Anna était bien loin d'être une brave paysanne ingénue, elle exerçait la plus vieille profession du monde. Bien que réticente au départ, elle finit par accepter le rôle dans ce mauvais canular lorsque les bouffons lui vantèrent la gentillesse et la prétendue fortune de Ferda.
Par ailleurs elle voyait dans ce mariage une occasion inespérée de retourner dans la ville de Prague qui lui était interdite depuis ses déboires d'avec un notable de l'administration locale.

François Weiner était aux anges, le septième ciel s'était enfin ouvert à lui et il offrait à sa fiancée tout ce dont elle avait besoin. Il lui avait donné les clés de sa modeste garçonnière, et lorsqu'elle l'informa que ses parents souffreteux se trouvaient dans une effroyable misère, il lui céda les 20.000 couronnes (somme conséquente) qui représentaient toutes ses économies d'honnête vendeur d'allumettes.
Puis on parla mariage, et afin qu'il soit vraiment complet, les habitués de notre fameuse taverne se livrèrent à une quête afin d'offrir un énorme bouquet à la mariée et louer un costume avec haut-de-forme pour le pauvre François. Juste avant le cérémonie, l'on fit encore un peu boire le pauvre gars afin que la drôlerie soit totale. C'est en sortant de l'église que tout se précipita. Sur le parvis, Anna au bras de son époux vit tous les habitués d'"U Fleků" ainsi que les nombreux curieux plaisantant, rigolant, blaguant et raillant. A croire que tout Prague avait fait le déplacement, jusqu'à la caméra cinématographique qui filmait l'évènement. La mariée se tourna alors vers Ferda qui lui souriait de son sourire naïf de benêt débonnaire, puis jeta soudainement son voile et sa couronne sur les escaliers qu'elle dévala en pleur et disparut.

Pendant longtemps, Ferda ne voulut voir personne, il ne parlait même plus, il n'était que l'ombre de lui-même et vendait ses allumettes sans entrain auprès des tables des tavernes. "T'en as des f'allumettes, hein, t'en as?" disait-il d'une voix triste, ses petits yeux plongés dans le vide. Les farceurs se tinrent tranquilles pendant un certain temps, sans doute honteux de leur mauvaise blague, mais avec le temps ils reprirent du poil de la bête ainsi que leurs méchantes moqueries. "Comment va Madame?" demandaient-ils en faisant sonner leurs trousseaux de clés, représentation matérielle du foyer harmonieux. François s'agaçait, braillait, parfois hurlait hystériquement et généralement quittait la taverne en courant.

Un an et quelques mois plus tard, l'on pouvait lire dans la gazette praguoise que François Weiner, connu sous le pseudonyme de "Ferda-Sirky-Evropa", avait déposé une plainte à l'encontre de sa femme Anna Weiner pour l'avoir dépossédé de toutes ses économies. Il n'entendit jamais plus parler d'elle et ne revit jamais le moindre sou.

On finit par oublier lentement la triste plaisanterie. Les années passaient, et François continuait à offrir ses allumettes entre "Dlouhá" en passant par "Na Poříčí" et finissant "U Fleků", "des f'allumettes, hein, t'en as des f'allumettes?". Arrivèrent les années noires. Hitler prit le pouvoir en Allemagne et l'on entendait parler de guerre dans les tavernes. Suivit l'invasion des Sudètes, et Prague se remplit soudainement d'innombrables réfugiés. Mais Ferda poursuivait son petit commerce, "hein, t'en as des f'allumettes?". Sauf qu'il semblait de plus en plus petit, rabougri, chétif et malingre. Son trajet habituel se réduisait sensiblement, au point qu'un jour il finit par ne plus fréquenter qu'"U Fleků" où les habitués pouvaient le voir s'affaiblir à vue d'oeil. Puis il tomba malade.

Au printemps 1939, il tourna soudainement de l'oeil et s'évanouit dans la brasserie. Des milliers d'allumettes de toutes tailles mélangées à des étiquettes colorées s'éparpillèrent de sa caisse au papier fleuri, et gisaient là, autour de lui, sur le sol de la taverne. Impressionnant la quantité de marchandise que cette caisse pouvait contenir. On appela l'ambulance qui l'emmena immédiatement à l'hôpital. Et quelques jours plus tard, se déroulait à "U Fleků" la seconde quête pour François Weiner, cette fois sur l'initiative de la concierge "Bedřiška". Le malheureux mourut d'un cancer de l'estomac et l'on raconte encore dans Prague qu'il eut un enterrement inoubliable, aussi inoubliable que son mariage.

En son honneur, l'on exposa sa fameuse caisse dans la plus célébre salle de la taverne, appelée "l'académie" et l'on pouvait à peine voir la relique sous les milliers de fleurs que sans doute les mauvais plaisants avaient disposées en signe de contrition. La légende qui fit le tour de Prague ultérieurement prétendait que l'on aurait trouvé 60.000 couronnes sous le papier fleuri qui entourait la caisse à Ferda. Mais les documents officiels établis par l'administration sont nettement plus laconiques.
Dans la rubrique "laissé par le défunt" ne figure qu'une seule ligne, sa valise à boîtes d'allumettes suivie de la mention "sans valeur". Pas même les allumettes ne sont restées dedans la caisse.

Après une telle histoire triste, je m'en jetais le fond de ma 5 ème bière, remerciais et saluais le bon Salvador d'Artagnan, pressentant toutefois qu'on allait se revoir un jour, sans doute ici, au boeuf noir. Et tandis que je m'apprêtais à partir, ce dernier rajouta: "...et si jamais tu y retournes à "U Fleků", demande à visiter l'académie, la caisse de Ferda s'y trouve toujours, en souvenir." Sur le chemin du retour, je n'avais de cesse de penser à cette histoire, à la méchanceté gratuite des "štamgast" d'"U Fleků" qui tranche radicalement avec leur talent, et je me suis dit que j'allais vous en parler, vous raconter l'histoire de "Ferda-Sirky-Evropa", comme de cette fameuse brasserie. Mais vous ne trouverez aucune photo de l'endroit dans cette publie. Non pas que je n'en ai pas, de photos d'"U Fleků", au contraire, j'en ai, mais je ne souhaite pas faire de publicité pour ce navrant établissement qui s'est volontairement écarté de la clientèle locale, à l'origine pourtant de son pas-de-porte et de sa renommée.

Commentaires

Anonyme a dit…
Bonjour,
je recherche pour l'émission "le monde au quotidien" diffusée sur direct8des personnes françaises ou francophones installées à l'étranger pour nous parler de la vie quotidienne dans ce pays.Vous pouvez avoir un aperçu de l'émission sur le site direct8.fr
ou à l'adresse lemondeauquotidien@direct8.net

au plaisir de vous lire bientôt

elodie Buhagiar
Anonyme a dit…
MERCI Cher Strogoff !
J'ai (tellement) ri en vous lisant et en me cultivant... Mon voyage à Prague sera bien préparé grâce à vos précieuses descriptions ! Votre blog est fabuleux, votre style et votre regard, encore plus!
Rouleau de printemps
Strogoff a dit…
Cher Rouleau de printemps, je suis votre humble serviteur, et le plaisir que la lecture de mon blog vous a procuré me baume le coeur d'allégresse. J'espère que vous trouverez matière dans les nombreuses publies relatives à notre capitale, et si vous souhaitiez en savoir plus, n'hésitez pas à me contacter. Pour peu que je sois disponible lors de votre séjour, je me ferais un plaisir de vous faire découvrir quelques côtés cachés de cette splendide ville qu'est Prague. Cordialamicalement.

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